3

Ce fut seulement trois jours après qu’Emily put aller voir Charlotte pour lui raconter son vendredi après-midi et lui annoncer l’incroyable nouvelle. Le week-end était totalement exclu, non seulement parce que George avait déjà établi leur programme : une journée aux courses samedi suivie d’un dîner chez des amis, et un mariage mondain dimanche, avec l’inévitable banquet ; mais surtout, parce que Pitt serait à la maison. Ayant atteint le grade d’inspecteur, il n’était pas tenu de travailler ces jours-là, sauf en cas d’urgence. Or la mort de deux nouveau-nés, fruits probablement illégitimes des amours d’une servante, n’entraient pas dans cette catégorie.

Emily n’avait aucunement honte de ce qu’elle faisait, mais elle préférait que Pitt n’en sût rien, du moins pour le moment.

Lundi cependant, n’y tenant plus, elle prit la décision inouïe de réclamer son équipage à dix heures du matin et se fit conduire droit chez Charlotte.

Charlotte l’accueillit d’un air à la fois incrédule et amusé. Elle ouvrit elle-même la porte, vêtue d’une simple robe en laine et d’un tablier.

— Emily ! Pour l’amour du ciel, que fais-tu ici ?

Elle ne lui demanda pas s’il était arrivé une catastrophe. Emily rayonnait ; à vrai dire, Charlotte ne lui avait pas vu une mine aussi radieuse depuis le jour où elle avait annoncé qu’elle allait épouser George Ashworth… lequel, à l’époque, ne se doutait évidemment de rien.

— J’ai une nouvelle époustouflante pour toi ! clama Emily, repoussant presque Charlotte pour pouvoir entrer. Tu ne vas pas me croire.

Charlotte comprit immédiatement de quoi il s’agissait.

— Ça te réussit de jouer les limiers, dit-elle, les yeux agrandis. Tout compte fait, c’est toi qui aurais dû épouser Thomas !

Emily la considéra d’un air sceptique, puis atterré. Il lui fallut un moment pour se rendre compte que Charlotte la taquinait.

— Voyons, Charlotte… tu…

Elle ne trouvait pas de mot assez fort pour décrire ses sentiments sans dépasser les limites de la bienséance.

Charlotte rit.

— Allons, raconte-moi ce que tu as découvert, avant d’exploser !

Emily aurait voulu distiller ses informations afin de faire monter la tension, mais ce fut au-dessus de ses forces.

— Euphemia Carlton a un amant ! déclara-t-elle fièrement, s’attendant à une réaction de stupeur de la part de Charlotte.

Elle ne fut pas déçue. Les yeux écarquillés, Charlotte lâcha le chiffon à poussière.

— Là !

Emily respirait la satisfaction.

— Pitt n’était pas au courant, n’est-ce pas ? Il s’agit de Brandy Balantyne, et ce n’est pas tout !

Elle marqua une pause pour soigner son effet.

Charlotte s’assit.

— Eh bien ?

Emily prit place à côté d’elle.

— Elle est enceinte ! Depuis deux mois déjà !

Charlotte était sincèrement impressionnée. Que ce fût exact ou non, Pitt l’ignorait, elle en était sûre.

— Comment l’as-tu su ?

C’était une curieuse révélation à faire à quelqu’un qu’on connaissait à peine.

— Par Sophie Bolsover. C’est une petite sotte inoffensive : elle ne s’est absolument pas rendu compte de ce que ça signifie.

— Ou alors elle sait que ça ne signifie rien du tout. Charlotte ne voulait pas gâcher le plaisir d’Emily, mais la vérité sortait de sa bouche sitôt qu’elle lui venait à l’esprit, et elle n’avait pas encore appris à se contrôler. Du reste, il était plus charitable de ne pas la laisser s’emballer sans avoir examiné son hypothèse.

— Comment aurait-elle découvert ça ? s’exclama Emily. Si Euphemia est la maîtresse de Brandy Balantyne, l’enfant est sûrement de lui. Autre chose que je ne t’ai pas dite… J’ai vu Sir Robert Carlton. Il est assez âgé. Très imposant, très distingué, mais effroyablement sinistre. Il est blond aux yeux clairs. Brandy est très brun : cheveux noirs et yeux marron foncé.

Charlotte ne bronchait pas.

— Euphemia est blonde ! éclata Emily, excédée. Elle a une chevelure magnifique, d’un blond vénitien. Si l’enfant est brun, tu imagines le scandale ? Pas étonnant qu’elle ait peur.

Elle cligna des paupières.

— Dieu merci, George est brun, et moi, je suis blonde. Quel que soit mon enfant, il ne soulèvera pas de commentaires, observa-t-elle au passage.

Par-dessus tout, Emily était une personne pragmatique.

Charlotte accepta sa remarque comme telle.

— C’est extrêmement important, dit-elle avec sérieux. Je veux parler d’Euphemia et de Brandy Balantyne.

Emily s’épanouit. Elle avait beau avoir plus de sens pratique, plus d’assurance que Charlotte, il y avait quelque chose chez sa sœur, peut-être une sorte de certitude intérieure, qui conférait une valeur particulière à ses compliments.

— Tu vas le dire à Mr. Pitt ?

— Je pense qu’il le faut. Tu ne le crois pas ?

— Bien sûr que si. Sinon, pourquoi t’en aurais-je parlé ? Tu n’imagines tout de même pas, ma chère, que je t’aurais confié un secret ?

Elle avait froissé Charlotte ; cela se lisait sur son visage.

— Pas parce que tu le trahirais, ajouta Emily précipitamment. Mais tu es incapable de mentir. Il suffirait d’un coup d’œil sur ta mine déconfite pour savoir que tu es au courant de quelque chose. Tu serais obligée de jurer de garder le silence ; ce serait affreux, et toute l’affaire prendrait plus de proportions que le secret lui-même.

Charlotte la regarda fixement.

— Moi, je mens très bien, déclara Emily. C’est un atout pour quiconque veut mener une enquête, surtout quand on n’est pas de la police et donc qu’on n’a pas intérêt à être franc. Dès que j’aurai du nouveau, je te préviendrai.

Charlotte réfléchit un instant, puis dit avec circonspection :

— Essaie peut-être de savoir depuis combien de temps dure cette liaison. Mais je t’en supplie, Emily… sois prudente ! Ne te laisse pas griser par tes succès. Si l’on te démasque, ils risquent de t’en vouloir.

Elle prit une profonde inspiration.

— Plus que de t’en vouloir, même. Comme tu dis, il y aura un scandale épouvantable. Sir Robert est au gouvernement. Si Euphemia était prête au mieux à enterrer ses enfants morts sans aucun rite chrétien et, au pire, à les tuer pour protéger sa réputation, elle ne se laissera pas faire facilement !

Pas un instant, Emily n’avait envisagé un quelconque danger pour elle-même ; en fait, il ne lui était pas venu à l’esprit que cette affaire pourrait l’affecter personnellement. Tout à coup, elle eut très froid. Son scénario était devenu réalité.

Charlotte vit son visage pâlir, ses mains se crisper involontairement. Elle sourit et posa ses doigts sur les siens.

— Fais attention, c’est tout. Mener une enquête n’est pas une simple gymnastique de l’esprit, tu sais. Les êtres humains sont réels, et l’amour et la haine sont dangereux.

Lorsque Pitt rentra ce soir-là, Charlotte l’accueillit presque sur le pas de la porte. La découverte d’Emily avait mijoté dans sa tête toute la journée et, quand elle entendit les pas de Pitt sur le trottoir, elle la sentit arriver à ébullition. Elle le saisit par les revers de son pardessus et l’embrassa rapidement.

— Emily est passée ce matin ! annonça-t-elle au moment même où elle le lâchait. Elle a découvert quelque chose de prodigieux. Venez, je vais vous expliquer.

C’était presque un ordre. Se dégageant de son étreinte, elle pénétra dans le séjour et se posta au milieu pour observer sa réaction pendant qu’elle débitait sa tirade.

Il entra ; son visage singulier reflétait une certaine appréhension.

— Emily a appris qu’Euphemia Carlton était la maîtresse du jeune Brandon Balantyne ! déclara-t-elle d’un ton théâtral. Et qu’elle attendait un enfant !

Si elle avait eu l’intention de le choquer, elle pouvait s’estimer pleinement satisfaite. L’expression de Pitt se figea tandis qu’il digérait l’information, puis se teinta de doute.

— Etes-vous bien sûre qu’elle ne…

Il haussa les sourcils.

— … ne colporte pas les ragots, les rumeurs à scandale ?

— Évidemment qu’elle colporte des ragots, rétorqua-t-elle avec humeur. Connaissez-vous un autre moyen de s’informer ? À vous de déterminer si c’est vrai ou non. C’est pourquoi elle est venue me voir, pour que je vous en parle. Ce ne devrait pas être difficile…

Elle s’interrompit car il riait maintenant.

— Qu’est-ce qui vous amuse ?

— Mais vous, ma chère. Où Emily a-t-elle glané ce précieux… racontar ?

Il alla s’asseoir près de la cheminée.

Elle le suivit et s’agenouilla à ses pieds, réclamant son attention.

— Auprès de Sophie Bolsover, apparemment inconsciente de son importance. Et ce n’est pas tout. Sir Robert, paraît-il, est beaucoup plus vieux qu’Euphemia, en outre très imposant et sinistre. Et il a les cheveux blonds.

— Les cheveux blonds ? répéta Pitt, dardant sur elle un regard perçant.

Le cœur de Charlotte bondit dans sa poitrine. Elle sut qu’elle avait éveillé son intérêt.

— Oui !

— Si j’ai bien compris, Brandon Balantyne est brun ?

— Très. Vous voyez ?

— Bien sûr que je vois. Euphemia a une magnifique chevelure blond-roux et le teint très clair. Vous ne pouvez pas le savoir, mais naturellement, Emily vous l’a déjà dit.

Elle sourit, comblée.

Il effleura sa joue du bout du doigt, repoussant une mèche échappée de sa coiffure, mais son visage était inhabituellement sévère.

— Charlotte, il faut mettre Emily en garde. Les gens de la haute société tiennent énormément à leur réputation, plus que nous ne saurions l’imaginer. Ils risquent de le prendre très mal, si jamais Emily se mêle…

— Je sais, le rassura-t-elle avec empressement. Je le lui ai dit. Elle va juste essayer de découvrir depuis combien de temps dure cette liaison, s’ils étaient déjà amants au moment de la mort des deux bébés.

— Non. Laissez-moi faire. Allez la voir demain pour lui recommander la prudence.

Sa main retomba, et il l’agrippa par l’épaule tandis qu’elle se raidissait d’appréhension.

— Il y a des chances pour qu’on la prenne simplement pour une commère, dont le passe-temps favori est de faire circuler les rumeurs, mais si Robert Carlton est un homme influent…

— Sir Robert ?

Surprise, elle ne voyait pas où il voulait en venir.

— Mais oui, Robert, ma chère. S’il a été trois fois cocu, je doute qu’il ait envie de le crier sur les toits. Être mêlé à un scandale, c’est une chose, mais être un objet de risée, c’est tout autre chose. Emily pourrait vous le confirmer.

— Je n’y avais pas pensé.

Elle se sentait très malheureuse. Finie, la soudaine gloire d’Emily, balayée en un éclair ! Quelles dindes elles avaient été, à jouer les détectives.

— J’irai la voir demain matin. Et, si elle ne m’écoute pas, je parlerai à George. Il lui fera entendre raison.

Il la gratifia d’un petit sourire indéchiffrable.

— Mais l’information elle-même est utile ?

Elle revint à la charge.

— Extrêmement, oui.

Son approbation était sincère.

— Il se peut même qu’elle nous conduise à la solution. Le problème, maintenant, est de situer cette histoire dans le temps et de savoir si elle a eu d’autres enfants.

Il grimaça, de plus en plus férocement à mesure que la réponse lui échappait.

— C’est facile.

Charlotte se leva : elle commençait à avoir des fourmis dans les pieds.

— Vous n’avez qu’à causer avec sa femme de chambre…

— Les femmes de chambre sont d’une loyauté exemplaire, et elles tiennent également à conserver leur situation. Je la vois mal m’expliquer que sa maîtresse a un amant et qu’elle a déjà eu deux bébés qui ont disparu depuis !

Arrivée à la table, Charlotte se retourna, tortillant son pied pour le dégourdir.

— Évidemment ! lâcha-t-elle avec dédain. Pas de propos délibéré ! Débrouillez-vous pour savoir la taille de ses vêtements, si elle a augmenté dernièrement, ainsi qu’il y a deux ans et il y a six mois. Vérifiez les coutures de ses corsages. Si j’avais pu les voir, je vous aurais dit tout de suite si elles avaient été défaites.

Pitt eut un grand sourire.

— N’est-ce pas de l’investigation ? interrogea-t-elle fougueusement. Et demandez si elle est allée à la campagne.

Elle fronça les sourcils.

— Non, puisque les corps ont été enterrés à Callander Square, c’est peu probable.

Son visage s’éclaira à nouveau.

— Voyez si elle a été malade, si elle a eu des nausées, des évanouissements. A-t-elle bon ou mauvais appétit ? Si elle a trop mangé et grossi, vous avez la réponse ! Surtout si elle a eu des envies qui ne correspondaient pas à ses goûts en temps ordinaire. Inspectez ses habits vous-même et ne questionnez pas sa femme de chambre sur les malaises et l’appétit, ou elle saura sans difficulté ce que vous avez derrière la tête. Parlez nourriture à une fille de cuisine, et santé à une bonne quelconque.

Il souriait toujours.

Elle le regarda et commença à douter elle-même. Pourtant, au moment où elle les dispensait, ces conseils lui avaient paru excellents.

— N’est-ce pas une bonne approche ?

Elle cilla.

— Très professionnelle. Je me demande comment on a fait pour résoudre les crimes sans une seule femme dans la police.

— À mon avis, vous vous moquez de moi !

— Très certainement. Mais vos conseils n’en sont pas moins judicieux, et j’ai bien l’intention de les suivre.

— Parfait.

Se détendant, elle lui adressa un sourire éblouissant.

— J’aime à croire qu’il m’arrive parfois de me rendre utile.

Il accueillit cet aveu d’un grand éclat de rire.

Le lendemain matin, comme convenu, Charlotte se rendit chez Emily. Elle la mit très solennellement en garde, lui parla de la vengeance qu’elle risquait de s’attirer ou même d’attirer sur George si, volontairement ou non, elle faisait courir des bruits au sujet d’Euphemia Carlton.

Emily l’écouta d’un air calme et docile et jura de ne plus poursuivre ses investigations, de se limiter aux simples relations mondaines. Charlotte la remercia et repartit avec l’inexplicable sentiment d’avoir échoué. Pour commencer, cela avait été beaucoup trop facile. Elle n’avait décelé, dans les yeux d’Emily, nulle trace de peur susceptible de justifier une capitulation aussi soudaine, mais elle pouvait difficilement exiger plus d’une promesse à la fois. De retour chez elle, elle infligea à son séjour un furieux nettoyage de printemps, malgré le fait qu’on était déjà au mois de novembre et qu’il pleuvait dehors.

Pitt retourna à Callander Square où, à dix heures et quart, il frappa chez les Carlton et demanda à s’entretenir de nouveau avec les domestiques. On l’introduisit dans le salon de la gouvernante, et l’on fit venir la femme de chambre chargée du service au rez-de-chaussée.

— Entrez.

Pitt s’assit dans l’un des gros fauteuils pour ne pas l’écraser de sa haute taille.

— Prenez place. J’espère que cette histoire ne vous a pas trop remuée.

Elle le regarda, intimidée.

— Non, je vous remercie, monsieur. Enfin, si, ajouta-t-elle après réflexion. Je veux dire, c’est affreux, n’est-ce pas ? Je n’imagine vraiment pas qui ça pourrait être !

— Et votre maîtresse ? Elle a dû être bouleversée, non ?

— Pas plus que ça. Elle était triste, bien sûr. Mais en ce moment, elle se porte comme un charme. Je ne l’ai jamais vue en aussi bonne forme.

— Son appétit n’en a pas souffert ? Ça arrive quelquefois, chez les personnes de constitution délicate.

— Lady Carlton n’est pas délicate, monsieur, elle est solide comme un bœuf, pardonnez-moi l’expression. Ce n’est pas elle qui aurait des vapeurs… enfin…

Il haussa les sourcils avec un air d’intérêt amical.

— Ma foi, elle a eu un petit malaise une fois ou deux, mais à mon avis, ce doit être plutôt son état. Oh, mince !

La main sur la bouche, elle le considéra avec des yeux ronds.

— Vous m’avez eue !

— Mais non, répondit-il avec douceur. C’est le passé qui m’intéresse, pas le futur.

Il dissimula sa contrariété. Il n’était plus possible de soutirer d’autres informations à cette fille sans éveiller sa méfiance. Mieux valait s’adresser ailleurs, avant qu’elle ne donne l’alerte, même sans le vouloir.

Il monta voir la femme de chambre personnelle de Madame, malgré les protestations indignées de la gouvernante, car il tenait à examiner sa garde-robe lui-même… sous quel prétexte, il n’en savait encore rien.

Il trouva la femme de chambre de Lady Carlton occupée à brosser un habit de cavalière et à nettoyer la jupe là où la boue d’automne l’avait éclaboussée. À sa vue, elle lâcha tout, alarmée.

— Ne vous fatiguez pas, madame.

Il ramassa lui-même l’habit et le palpa, admiratif, sans le lui rendre.

— En voilà de la belle étoffe.

Il le rabattit, de sorte à le tenir par la taille.

— La coupe est excellente également.

Il tâta rapidement les coutures. Rien. Sur les conseils de Charlotte, il jeta un coup d’œil sur la ceinture. Il remarqua immédiatement l’extension, à l’aide d’une pièce rapportée. Négligemment, il remit l’habit à la femme avec un sourire.

— C’est agréable de voir une dame joliment vêtue.

— Oh, celui-ci est de l’année dernière, répliqua-telle précipitamment. Une vieillerie en quelque sorte. Lady Euphemia en a de beaucoup mieux que ça !

— Vraiment ? J’aimerais bien les voir.

Une note poliment incrédule se glissa dans sa voix.

— Car c’est du très beau tissu, réellement.

Elle s’approcha d’une gigantesque armoire et ouvrit ses portes. Les reflets de lumière jouèrent sur la soie mauve, fuchsia et vert d’eau.

— C’est magnifique, dit-il, sincère.

Il effleura les étoffes douces et brillantes, oubliant momentanément sa mission. Il y avait là une robe dans les tons ambrés, presque dorée à la lumière, et d’un fauve flamboyant dans la pénombre. Elle devait être splendide sur Euphemia Carlton, mais il la vit sur Charlotte. Son cœur se serra à l’idée qu’il n’avait pas les moyens de la lui offrir. Il ne pensait plus ni à la femme de chambre ni à Callander Square ; fébrilement, il réfléchissait à une solution, une autre activité qui lui permettrait de gagner plus d’argent.

— C’est joli, n’est-ce pas ?

La voix de la femme de chambre, empreinte de mélancolie elle aussi, le ramena brutalement à la réalité. Il la contempla, engoncée dans sa robe en lainage foncé avec un tablier blanc.

— Oui, très joli.

Rapidement, il chercha les coutures à la taille, les côtés qu’on aurait lâchés.

— Ça demande beaucoup d’entretien, j’imagine.

Jusque-là, il n’avait rien trouvé.

— Vous devez être très habile de vos doigts.

Ce compliment la fit sourire.

— En général, les hommes ne pensent pas à ces choses-là. J’ai pas mal de travail, c’est vrai, mais quand elle sort d’ici, c’est un bonheur de la voir. Je ne la laisse pas partir si tout n’est pas parfait.

Pitt profita de l’aubaine pour examiner ouvertement les points minuscules. À n’en pas douter, la taille avait été desserrée, de quatre ou cinq centimètres.

— Vous êtes une véritable artiste.

Il le pensait en partie. Que devait ressentir une femme qui consacrait tous ses efforts, tout son amour, à rendre une autre femme belle ? Tout cela pour la regarder partir aux réceptions et aux bals, danser toute la nuit et se faire admirer, pendant qu’elle-même restait à la maison en attendant de récupérer les toilettes, les nettoyer et les raccommoder pour la fois suivante.

— Vous avez tout à fait raison d’en être fière.

Il laissa retomber la soie et referma les portes de l’armoire.

Elle s’empourpra de plaisir.

— Oh, merci bien, balbutia-t-elle.

Il devait lui demander quelque chose, sinon elle finirait par avoir des soupçons. Il fouilla son cerveau à la recherche d’une question plausible.

— Votre maîtresse donne-t-elle ses vieux vêtements aux servantes méritantes, par exemple ?

Il connaissait déjà la réponse : aucune maîtresse ne voudrait voir sa servante, aussi méritante fût-elle, porter des habits du même style et de la même qualité que les siens.

— Oh non, monsieur ! Lady Euphemia les expédie à la campagne, à une cousine à elle qui n’y connaît rien, à la mode, et qui est bien contente de les avoir.

— Je vois. Merci.

Il la gratifia d’un sourire rassurant et se rendit aux cuisines.

Ni la cuisinière ni ses aides ne lui apprirent rien de concluant, sinon qu’Euphemia avait parfois de brusques accès de fringale, après quoi, ayant pris du poids, elle se mettait au régime. Elles l’attribuaient à son solide appétit, son goût pour les sucreries qu’elle sacrifiait ensuite à un regain de vanité et aux exigences de la mode. Il n’y avait rien pour confirmer ou infirmer leurs dires. Il les remercia et quitta la maison, en attendant de revenir à une heure où Sir Robert Carlton et Lady Euphemia seraient chez eux pour le recevoir.

Il repassa peu après six heures. Le moment était mal choisi, mais existait-il seulement un moment propice pour le genre de questions auxquelles il cherchait une réponse ?

Le valet l’accueillit fraîchement et le conduisit dans la bibliothèque. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Finalement, la porte s’ouvrit ; Sir Robert Carlton entra et la referma sans bruit. De taille légèrement supérieure à la moyenne, il était mince et raide. Son visage, comme l’avait dit Charlotte, était extrêmement distingué, mais, du fait de son expression placide, totalement dépourvu d’arrogance.

— Vous désirez me voir, je crois ? fit-il doucement.

Sa voix, claire et précise, ne masquait pas son étonnement.

— Oui, monsieur. S’il vous plaît. Je m’excuse de venir à cette heure-ci, mais je voulais être sûr de vous trouver chez vous.

Carlton attendait poliment. Pitt poursuivit :

— J’ai tendance à penser que la mère des nouveau-nés découverts dans le jardin pourrait faire partie de la maisonnée…

Il s’interrompit, prêt à affronter l’indignation, les protestations. Mais, pour toute réaction, les hautes pommettes de Carlton se contractèrent, comme dans l’anticipation de la douleur. Pitt se demanda brièvement s’il savait déjà ou, du moins, s’il soupçonnait son épouse. Était-il possible qu’il eût accepté la situation, ayant livré depuis longtemps sa propre bataille intérieure ?

— Je suis désolé, murmura Carlton. Pauvre femme !

Pitt le dévisagea fixement.

Carlton se tourna vers lui. Son regard anxieux reflétait la compassion. C’était une chose qui échappait à sa compréhension, mais qu’il s’efforçait d’imaginer et qui le rendait profondément malheureux. Pitt éprouva une bouffée de colère contre Euphemia et contre le jeune Brandon Balantyne qu’il ne connaissait pas encore. Carlton s’était remis à parler.

— Avez-vous la moindre idée de son identité, Mr. Pitt ? Et du sort qui l’attend ?

— Ça dépend des circonstances, Sir Robert. Si les enfants étaient mort-nés, il n’y aura probablement pas de poursuites judiciaires. Mais elle perdra son emploi et, à moins d’un coup de chance, elle n’en retrouvera pas d’autre.

— Et s’ils n’étaient pas mort-nés ?

— Dans ce cas, elle sera inculpée pour meurtre.

— Je vois. C’est sûrement inévitable. Et la malheureuse sera pendue.

Pitt comprit trop tard qu’il n’aurait pas dû s’engager, qu’il aurait fallu laisser planer le doute. Cet unique faux pas risquait de le priver du soutien de Carlton. Il tenta de faire machine arrière.

— Ce n’est qu’une opinion. Il peut y avoir des circonstances atténuantes…

Personnellement, il en voyait un certain nombre, mais aucune qui pût convaincre les juges.

— Vous avez dit quelqu’un de la maison, reprit Carlton comme s’il n’avait pas parlé. Vous ne savez donc pas encore qui c’est ?

— Non, monsieur. Peut-être Lady Carlton, connaissant mieux les domestiques, pourra-t-elle m’éclairer.

— Je suppose qu’on ne peut pas éviter de la mêler à ça.

— Vous m’en voyez navré.

— Très bien.

Carlton tendit la main vers le cordon de la sonnette. Quand le valet parut, il le pria d’aller chercher Lady Euphemia. Ils attendirent son arrivée en silence. Elle referma la porte et se tourna vers eux. Son visage lisse respirait l’innocence, même lorsqu’elle aperçut Pitt. Si elle avait commis une faute quelconque, elle était soit une actrice accomplie, soit l’un de ces rares êtres qui se préoccupent sincèrement et exclusivement de leurs intérêts.

— Ma chère, l’inspecteur Pitt pense que la mère de ces infortunés enfants pourrait faire partie de la maisonnée, dit Carlton courtoisement. Je regrette, mais il a besoin de votre aide.

Elle pâlit légèrement.

— Oh, mon Dieu, je suis désolée. Ça ne change rien au fond du problème, mais je ne voudrais pas que ce soit quelqu’un que je connais. En êtes-vous sûr, inspecteur ?

Elle se retourna vers lui. Elle avait beaucoup de charme ; la chaleur qui émanait d’elle avait infiniment plus d’attrait que la beauté.

— Non, madame, mais j’ai des raisons de le croire.

— Quelles raisons ?

Pitt inspira profondément et se jeta à l’eau.

— Il semblerait que quelqu’un ici ait une aventure, une aventure galante.

Il observait son visage. Au début, elle demeura parfaitement sereine, juste intéressée ; puis ses mains se crispèrent imperceptiblement sur la soie prune de sa robe. Sa gorge se colora faiblement. Pitt jeta un regard sur Carlton, mais ce dernier n’avait apparemment rien remarqué.

— Ah oui ? fit-elle après une fraction de seconde.

— Il y a de fortes chances, continua-t-il, pour qu’à la suite de cette liaison, elle se soit retrouvée enceinte.

Une rougeur pénible lui monta aux joues. Elle détourna la tête afin de garder son visage dans l’ombre.

— Je comprends.

Carlton ne voyait toujours rien, sinon l’inquiétude d’une maîtresse de maison pour ses servantes.

— Vous devriez peut-être vous renseigner, ma chère. C’est bien ce que vous souhaitez, inspecteur ?

— Si Lady Carlton pense qu’elle pourrait découvrir quelque chose.

Pitt la regarda, choisissant délibérément ses mots pour qu’elle saisisse le message, malgré son apparente nonchalance.

Le visage d’Euphemia était toujours dans l’ombre.

— Que désirez-vous savoir au juste, Mr. Pitt ?

— Depuis combien de temps dure cette… liaison, répondit-il calmement.

Elle prit une profonde inspiration.

— Il ne s’agit pas forcément…

Elle chercha en vain la bonne expression.

— … de la situation ou des… sentiments que vous décrivez.

— Les sentiments ne nous intéressent pas, ma chère, fit Carlton doucement. Et la situation est claire, puisqu’on a trouvé deux enfants morts dans le square. Elle fit volte-face, les yeux agrandis d’horreur.

— Vous n’imaginez pas… enfin, vous ne déduisez pas tout de suite… parce que quelqu’un est… a une aventure, qu’il est responsable de ces… morts ! Il y a des tas de gens dans le square qui doivent avoir des relations, des…

— Il y a un monde entre un simple flirt et une idylle qui engendre deux enfants, Euphemia.

Carlton ne s’était toujours pas départi de sa courtoisie, de son attitude raisonnable, presque indifférente.

— Nous ne parlons pas de quelque admirateur secret.

— Bien sûr que non ! rétorqua-t-elle sèchement.

Voyant la surprise se peindre sur les traits élégants de son mari, elle se ressaisit avec effort. Pitt, qui se tenait à côté d’elle, vit les muscles de sa gorge se contracter, le tissu de sa robe se tendre tandis qu’elle retenait son souffle. Carlton était-il aussi insensible à son tourment qu’il en avait l’air ? Ils formaient un couple mal assorti, et pas seulement à cause de la différence d’âge. Avait-elle été contrainte, par des parents ambitieux ou désargentés, à un mariage de convenance… leur convenance ? Une pensée fugace lui traversa l’esprit : qu’aurait ressenti Charlotte, qu’aurait-elle fait à la place d’Euphemia ? Il résolut de rencontrer le jeune Brandon Balantyne le plus tôt possible.

— Je tâcherai de découvrir ce que je peux, Mr. Pitt.

Elle le regarda en face, plongeant ses yeux dorés dans les siens.

— Mais si quelqu’un sous mon toit entretient une liaison de cette sorte, je ne suis au courant de rien.

— Merci, madame.

Il savait ce qu’elle essayait de lui dire : qu’elle l’avait compris et qu’elle niait la durée de sa propre aventure, mais il ne pouvait se permettre de la croire sur parole. Il s’excusa et prit congé avec le même sentiment de tristesse qu’il avait déjà éprouvé à maintes reprises, lorsqu’il lui était arrivé d’entrevoir la réalité d’un drame qui s’était soldé par un crime.

Emily n’avait strictement aucune intention de suivre les instructions de Charlotte, si ce n’était prendre plus de précautions qu’elle n’avait fait jusque-là. Elle ne poserait plus de questions directes, bien qu’avec Sophie Bolsover ce ne fût guère nécessaire. Elle se contenterait de cultiver ses relations ; dans cette optique, elle retourna à Callander Square, cette fois spécialement pour voir Christina. Elle s’était renseignée sur une couturière qui, elle le savait, intéressait la jeune fille. Elle prit donc la liberté de lui rendre visite dans la matinée afin d’échapper au rituel mondain de l’après-midi.

Ce fut Max, le valet, qui lui ouvrit.

— Bonjour, Lady Ashworth, dit-il, à peine surpris.

Son regard sombre s’attarda un instant sur son habit avant de revenir se poser sur son visage. Elle le toisa avec froideur.

— Bonjour. Miss Balantyne est-elle là ?

— Oui, madame. Si vous voulez bien entrer, je vais la prévenir de votre arrivée.

Il ouvrit la porte en grand et s’effaça. Elle le suivit dans le vestibule, puis dans le boudoir où brûlait déjà un feu.

— Désirez-vous quelque chose, madame ?

— Non, merci, rétorqua-t-elle, évitant délibérément de le regarder.

Il sourit imperceptiblement, inclina la tête et la laissa.

Au bout de dix minutes, elle commençait à s’impatienter quand finalement Christina parut. Se retournant pour la saluer, Emily fut étonnée de la voir aussi négligée, débraillée presque. Des mèches brunes s’échappaient de sa coiffure, et elle était d’une pâleur maladive.

— Ma chère, je vous surprends peut-être à un moment inopportun.

Emily avait failli lui demander si elle était souffrante, mais suggérer à une femme qu’elle avait mauvaise mine n’était guère flatteur, or elle ne tenait pas à compromettre son amitié précaire avec Christina.

— J’avoue…

Christina s’appuya sur le dossier d’un fauteuil.

— … que je ne me sens pas au mieux de ma forme, ce matin. Ce qui n’est pas franchement dans mes habitudes.

— Asseyez-vous donc.

Emily s’approcha d’elle et lui prit la main.

— J’espère sincèrement qu’il s’agit d’une indisposition passagère, un léger refroidissement, peut-être ? On a vite fait d’attraper froid à la suite d’un changement de temps.

Elle n’y croyait pas vraiment ; Christina était quelqu’un d’extrêmement robuste et ne présentait aucun symptôme propre à un coup de froid : fièvre, gorge irritée ou nez qui coule.

La jeune fille se laissa glisser dans le fauteuil. Elle était blanche comme un linge ; un fin voile de sueur perlait sur son front.

— Une petite tisane ? suggéra Emily. Je vais appeler le valet.

Christina secoua la tête, protesta, mais Emily avait déjà sonné. Elle resta à côté de la sonnette et, quand Max entra, lui parla par-dessus la tête de Christina.

— Miss Balantyne ne se sent pas très bien. Dites à la cuisinière de lui préparer une tisane, voulez-vous ?

Le regard lourd de l’homme se posa sur Christina, et Emily l’intercepta. Il se détourna précipitamment et battit en retraite.

— Je regrette de vous trouver dans cet état, déclara Emily avec toute la jovialité et la sympathie dont elle était capable. J’étais juste venue vous donner le nom de la couturière que vous m’aviez demandé. Bien qu’elle croule sous les commandes, j’ai réussi à la convaincre de s’occuper de nous deux. Elle crée des modèles tellement ingénieux que la plus laide des créatures en vient à paraître gracieuse.

Elle regarda le visage blême de Christina et sourit.

— Et les finitions sont très soignées : pas de fils ou de boutons à moitié cousus. Elle est tellement habile qu’elle peut cacher les centimètres en trop sans que votre propre mère s’aperçoive que vous avez grossi.

Christina rougit subitement et violemment.

— De quoi parlez-vous, voyons ? Je n’ai pas grossi.

Elle croisa les mains sur son estomac.

Les pensées d’Emily tourbillonnaient.

— Vous avez de la chance, répondit-elle d’un ton léger. Moi, je prends toujours du poids en hiver.

C’était une pure invention de sa part.

— Ça ne rate jamais. Tous ces puddings chauds, vous comprenez… et puis, j’ai un faible pour la sauce au chocolat.

— Si vous voulez bien m’excuser.

Christina se leva, les mains toujours devant elle.

— Je crois que je vais remonter. L’idée de nourriture me donne la nausée. Je vous serais obligée de ne pas le dire à Max. Vous n’avez qu’à boire la tisane vous-même. Oh, mon Dieu !

Emily la rattrapa.

— Je suis désolée. Laissez-moi vous aider ; vous n’êtes pas en état de rester seule. Je vais au moins vous reconduire dans vos appartements, et votre femme de chambre pourra s’occuper de vous. Dois-je demander qu’on fasse venir le docteur ?

— Non !

Les yeux de Christina lançaient des éclairs.

— Je vais très bien. Ce n’est rien du tout. J’ai dû manger quelque chose qui ne m’a pas réussi. S’il vous plaît, n’en parlez pas. Je le tiendrai pour une véritable preuve d’amitié si vous gardez cet incident pour vous.

Elle agrippa Emily d’une petite main glacée.

— Bien sûr, la rassura Emily. Vous pouvez compter sur moi. Qui aime étaler ses petites indispositions en public ? C’est une affaire personnelle, après tout.

— Je vous remercie.

— Il faut que vous remontiez, maintenant.

Elle la raccompagna jusqu’au grand escalier ; sur le palier, elles croisèrent la femme de chambre qui prit Christina en main.

Emily redescendit. Au pied des marches, elle manqua entrer en collision avec un homme de haute taille, à la carrure athlétique, qui la bouscula presque sur son passage.

— Perkins ! cria-t-il, irrité. Perkins, nom d’un chien !

Emily se figea.

Il pivota sur lui-même et l’aperçut. Il ouvrit la bouche comme pour crier à nouveau, quand il se rendit compte qu’elle n’était pas l’introuvable Perkins. Il avait un visage saisissant, tout en os. À l’idée de s’être donné en spectacle, il s’empourpra légèrement et se redressa encore plus.

— Bonjour, madame. Puis-je vous être utile ? Qui cherchez-vous ?

— Général Balantyne ? demanda-t-elle avec un calme olympien.

— À votre service, fit-il avec raideur, dissimulant à grand-peine sa mauvaise humeur.

Emily le gratifia d’un sourire dévastateur.

— Emily Ashworth.

Elle lui tendit la main.

— J’étais venue voir Miss Balantyne, mais comme elle est très légèrement indisposée ce matin, je m’apprêtais à prendre congé. Vous avez perdu votre majordome ? Je crois l’avoir vu partir dans cette direction.

Elle esquissa un vague geste de la main. C’était totalement faux, mais elle voulait passer pour quelqu’un de serviable et même, si possible, engager la conversation avec le général.

— Non. La bonne. Une vraie calamité, celle-là : elle déplace toujours mes papiers. À vrai dire, je ne me souviens plus si elle se nomme Perkins, mais Augusta appelle toutes les bonnes Perkins, quel que soit leur nom.

— Vos papiers ?

Une idée brillantissime commençait à germer dans l’esprit d’Emily.

— Seriez-vous en train d’écrire quelque chose ?

— L’histoire de la famille, madame. Depuis deux cents ans, les Balantyne ont pris part à toutes les grandes batailles de la nation.

Emily reprit son souffle, faisant appel à tous ses talents de comédienne pour manifester un intérêt vraisemblable. En réalité, les récits de guerre l’ennuyaient à mourir, mais il fallait bien qu’elle trouve une remarque intelligente.

— Comme c’est passionnant ! répondit-elle. L’histoire de nos guerriers est l’histoire de notre race.

Elle fut très fière de son image ; c’était une excellente observation.

Il la regarda attentivement.

— Vous êtes la première femme que je rencontre à penser cela.

— C’est grâce à ma sœur, dit-elle rapidement. Elle s’est toujours beaucoup intéressée à ces choses-là. C’est elle qui m’a fait découvrir leur importance. On ne s’imagine pas… mais je vous distrais de votre travail. Si je ne peux pas vous être utile, au moins que je ne vous retarde pas. Il vous faudrait quelqu’un pour vous aider, pour mettre de l’ordre dans vos documents… quelqu’un qui soit versé dans le sujet, qui suive vos recherches de près et éventuellement prenne des notes, qu’en pensez-vous ? Ou peut-être l’avez-vous déjà ?

— Si je l’avais, madame, je ne serais pas en train de courir après une bonne pour savoir ce qu’elle a fait de mes papiers !

— Une personne de ce genre pourrait donc vous rendre service ?

Elle fit de son mieux pour prendre un ton négligent.

— Trouver une femme qui s’y connaît en histoire militaire serait non seulement une aubaine, madame, mais surtout un événement quasi incroyable.

— Ma sœur est très compétente, monsieur. Et, comme je vous l’ai dit, elle se passionne depuis fort longtemps pour les faits d’armes. Mon père, naturellement, ne voyait pas cela d’un bon œil ; elle n’a donc pas pu donner libre cours à son penchant. Mais personne, j’en suis sûre, ne verra d’inconvénient à ce qu’elle consacre un peu de temps à aider quelqu’un comme vous.

Elle s’abstint évidemment de préciser que Charlotte était mariée à un policier.

Il l’examina de son regard perçant. Une femme de moindre trempe qu’Emily eût probablement flanché devant lui.

— En effet. Eh bien, si votre père est d’accord, cela pourrait certainement m’être utile. Soyez gentille de lui poser la question et de soumettre la proposition à votre sœur. Si elle accepte, qu’elle vienne me voir, et nous trouverons un arrangement susceptible de nous satisfaire tous les deux. Je suis votre obligé, Miss…

Il avait oublié son nom.

— Ashworth.

Emily sourit à nouveau.

— Lady Ashworth.

— Lady Ashworth.

Il s’inclina légèrement.

— Je vous souhaite le bonjour.

Emily esquissa une petite révérence et se hâta de sortir, transportée de joie.

Elle grimpa dans sa voiture et ordonna au cocher de la conduire séance tenante chez Charlotte. Peu lui importait l’heure ; elle brûlait de dévoiler son projet et d’informer pleinement Charlotte de la part qu’elle allait y jouer.

Elle avait complètement oublié les mises en garde de sa sœur et la promesse qu’elle lui avait faite.

— Je rentre à l’instant de Callander Square ! annonça-t-elle dès que Charlotte lui eut ouvert la porte.

Elle passa devant elle et, pénétrant dans le séjour, fit volte-face.

— J’ai appris des choses inouïes ! Tout d’abord, Christina Balantyne est indisposée : nausées dès le matin ! Et elle a bien failli me mordre quand j’ai suggéré qu’elle pouvait grossir. Elle m’a suppliée de ne le dire à personne ! M’a implorée ! Qu’en penses-tu, Charlotte ? Vrai ou non, quelle que soit la réalité, j’ai compris parfaitement ce qu’elle redoutait. Il n’y a qu’une explication possible. Et elle n’a pas voulu que j’appelle le médecin.

Charlotte était pâle. Les yeux agrandis, elle se tenait sur le pas de la porte.

— Emily, tu m’avais promis !

Emily ne voyait absolument pas de quoi elle parlait.

— Tu avais promis, répéta Charlotte avec force. Imagine la réaction des Balantyne, s’ils découvrent que tu es au courant d’une chose pareille. D’après le portrait que tu m’as brossé de Lady Augusta, je doute qu’elle te laisse ruiner la réputation de Christina. N’as-tu donc pas une once de bon sens ? Je vais le dire à George ; peut-être réussira-t-il à t’empêcher de te conduire comme une idiote !

Emily balaya ses arguments d’un geste.

— Oh, pour l’amour du ciel, Charlotte ! Crois-tu que je ne sais pas me tenir en société ? J’ai grimpé plus d’échelons que tu n’en graviras jamais, essentiellement parce que tu ne veux pas t’en donner la peine. Si toi, tu es incapable de garder secrètes tes opinions, penses-tu que je te ressemble ? Je peux mentir sans que Mr. Pitt s’en rende compte, et Augusta Balantyne, encore moins. Je n’ai aucune intention de me saborder, ni de saborder George.

« Maintenant, écoute bien ce que j’ai à te dire à propos de Christina. Je ne vois pas du tout qui est l’homme dans cette affaire, mais, pendant que j’étais là-bas, une occasion s’est présentée à moi, et j’ai eu une idée de génie. Naturellement, j’en ai profité. Le général Balantyne rédige l’histoire militaire de sa famille, dont il semble tirer une fierté extraordinaire. Il a besoin d’aide pour organiser son travail, prendre des notes et ainsi de suite.

Elle s’interrompit pour reprendre sa respiration, les yeux rivés sur Charlotte. Pour la première fois, il lui vint à l’esprit que cette dernière pourrait refuser.

— Et alors ?

Charlotte fronça les sourcils.

— Je ne vois pas le rapport entre les mémoires du général Balantyne et les angoisses de Christina.

— Mais c’est la solution idéale, voyons !

Dépitée par une attitude aussi obtuse, Emily frappa sa jupe.

— Je lui ai proposé ton assistance ! Tu es exactement la personne qu’il lui faut. En plus, tu aimes bien les histoires militaires… tu te rappelles qui a combattu qui, dans quelle bataille, alors que la plupart des gens ne savent même pas pourquoi et s’en moquent certainement. Tu iras là-bas et…

Le visage de Charlotte s’allongea, incrédule.

— Emily, tu as perdu la tête ! Moi, aller travailler pour le général Balantyne ? C’est grotesque !

Mais, alors même qu’elle prononçait ces paroles, son indignation retomba. Emily sentit que, malgré la virulence de sa réaction, elle ne rejetait pas complètement son idée. En fait, tout en fustigeant son absurdité, elle envisageait déjà l’invraisemblable perspective de l’accepter.

— Thomas ne voudra jamais, dit Charlotte, prudente.

— Et pourquoi donc ?

— Ce serait… inconvenant.

— Pourquoi ? Tu n’as pas besoin de te faire payer, si c’est au-dessous de ta dignité. Il suffit qu’il sache que tu aides un ami parce que le sujet t’intéresse. Songe à ce que tu pourrais découvrir ! Car tu seras sur place, jour après jour.

Charlotte ouvrit la bouche pour protester, mais son regard se perdit au loin, au-delà d’Emily, dans les abysses de son imagination. Ses yeux s’étaient illuminés, et Emily comprit qu’elle avait gagné. Elle n’avait toutefois pas le temps de pavoiser.

— Je passe te chercher demain matin, à neuf heures et demie. Mets ta plus belle robe, la lie-de-vin : elle est suffisamment récente, et la couleur te va bien…

— Je n’y vais pas pour le séduire, objecta Charlotte machinalement.

— Ne sois pas stupide. Une femme qui veut réussir est toujours obligée de séduire un homme d’abord. De toute façon, quel que soit ton but, ça ne peut pas faire de mal !

— Emily, tu es la plus sournoise des créatures.

— Toi aussi, seulement tu n’oses pas te l’avouer.

Emily se leva.

— Je te laisse. J’ai d’autres visites qui m’attendent. S’il te plaît, sois prête demain à neuf heures et demie. Raconte ce que tu veux à Pitt.

Elle cligna des paupières.

— Bien entendu, je n’ai pas précisé au général Balantyne que tu étais mariée à un policier, et encore moins à l’inspecteur chargé d’enquêter sur les cadavres dans le jardin. J’ai dit que tu étais ma sœur. Tu n’auras qu’à redevenir Miss Ellison.

Elle sortit avant que Charlotte ne songe à protester, bien qu’en réalité celle-ci fût trop absorbée par le projet pour formuler des objections ; elle méditait déjà l’explication la plus judicieuse à offrir à Pitt et la meilleure façon de satisfaire aux exigences professionnelles du général.

Le lendemain matin, pendant que Charlotte s’inspectait devant la glace, rajustant sa robe pour la dixième fois et vérifiant encore et toujours que sa coiffure était en ordre et mettait sa chevelure en valeur, Augusta Balantyne dévisagea son mari, assis en face d’elle à la table du petit déjeuner.

— Si je vous ai bien compris, Brandon, vous avez engagé une jeune femme d’origine indéterminée et aux ressources limitées pour qu’elle vienne ici vous aider à rédiger…

Elle prit un ton glacial.

— … votre chronique familiale ?

— Non, vous ne m’avez pas bien compris, Augusta. Lady Ashworth qui, me semble-t-il, figure parmi vos amies, m’a recommandé sa sœur, une personne convenable et intelligente qui pourrait mettre de l’ordre dans mes papiers et prendre des notes sous ma dictée. On ne vous demande pas de la recevoir ; d’ailleurs, je ne vois vraiment pas ce qui vous inquiète. Elle ne saurait être plus ordinaire ou plus sotte que certaines de vos connaissances.

— Parfois, Brandon, j’ai l’impression que vous dites ça uniquement pour me provoquer. On ne peut pas choisir ses fréquentations en fonction de leur physique ni, malheureusement, de leur intelligence.

— Moi, je trouve ces critères tout aussi valables que la fortune ou la naissance.

— Ne soyez pas naïf, riposta-t-elle sèchement. Vous savez parfaitement ce qui compte en société, et ce qui ne compte pas. Cette jeune personne ne prendra pas ses repas dans la salle à manger, j’espère ?

Il haussa les sourcils, surpris.

— Je n’avais pas pensé aux repas. Mais maintenant que vous le dites, peut-être la cuisinière pourra-t-elle lui préparer une collation qui lui sera servie dans la bibliothèque, comme à la gouvernante dans le temps.

— La gouvernante mangeait dans la salle de classe.

— Il n’y a que l’appellation qui change.

Il se leva.

— Que Max la conduise à la bibliothèque dès son arrivée. Vous savez, je n’aime pas du tout cet homme-là. Un petit passage à l’armée lui ferait du bien.

— C’est un excellent valet ; un « passage à l’armée » le briserait. S’il vous plaît, ne vous mêlez pas de l’organisation domestique de cette maison. C’est ce pour quoi nous employons Masters ; qui plus est, vous n’y connaissez rien.

Il lui lança un regard noir et sortit, refermant la porte d’un coup sec.

Augusta s’arrangea pour se trouver dans le couloir à dix heures précises, au moment de l’arrivée de Charlotte. Elle vit Max ouvrir la porte et observa la scène avec intérêt, contemplant la jeune femme avec un curieux mélange de condescendance et d’approbation involontaire. Elle s’était attendue à quelqu’un de mal fagoté, à la figure maigre et soumise ; or elle aperçut une robe chatoyante lie-de-vin, un peu démodée mais toujours seyante, et un visage tout sauf soumis. En fait, il se dégageait de ce visage-là une impression de force peu commune, mais en même temps la bouche, l’arrondi de la joue, la courbe harmonieuse de la gorge respiraient la douceur. Ce n’était définitivement pas une femme qu’elle souhaitait voir sous son toit, une femme qu’elle pourrait apprécier ou comprendre ; une femme qui se plierait aisément aux règles de la société qui gouvernaient la vie d’Augusta, règles qui lui avaient permis de mener et de gagner ses innombrables et complexes batailles.

Elle s’avança, drapée dans la froideur.

— Bonjour, Miss… ?

Elle haussa un sourcil interrogateur.

Charlotte soutint son regard sans ciller.

— Miss Ellison, Lady Augusta, mentit-elle spontanément.

— Vous m’en direz tant.

Son sentiment d’antipathie s’accrut ; elle sourit à peine.

— Je crois que mon mari vous attend.

Elle jeta un coup d’œil sur Max qui, docilement, alla ouvrir la porte de la bibliothèque.

— Car vous venez bien pour des travaux d’écriture, n’est-ce pas ?

Autant lui faire comprendre tout de suite où était sa place.

— Miss Ellison.

Le regard lourd de Max suivit Charlotte, s’attardant sur ses épaules et sa taille.

La porte se referma derrière elle, et elle s’immobilisa, attendant que le général lève les yeux. Elle ne tremblait plus intérieurement : l’attitude hautaine de Lady Augusta avait transmué sa peur en colère.

Le général Balantyne trônait derrière un énorme bureau. Elle vit sa belle tête, son visage à l’ossature longiligne. Son intérêt s’éveilla d’emblée. Son imagination lui dépeignit la longue suite de batailles qui s’étendait derrière lui : Crimée, Waterloo, Corunna, Plassey, Malplaquet…

Il se redressa. Son expression de politesse impersonnelle s’évanouit : il la regarda fixement. Elle en fit autant.

— Comment allez-vous, Miss…

— Comment allez-vous, général Balantyne ? Ma sœur, Lady Ashworth, estime que je pourrais vous être utile. J’espère que c’est vrai.

— Oui.

Il se leva, clignant des paupières et, sans la quitter des yeux, fronça légèrement les sourcils.

— Elle dit que vous vous intéressez aux récits militaires. Je suis en train de mettre en forme l’histoire de ma famille qui s’est distinguée dans toutes les grandes batailles depuis l’époque du duc de Marlborough.

Charlotte réfléchit rapidement à la meilleure réponse à apporter.

— Vous devez en être très fier, déclara-t-elle avec sincérité. C’est bien de tout consigner par écrit, surtout en prévision du futur, quand les témoins de nos grandes batailles ne seront plus là.

Il ne dit rien, mais carra les épaules en la regardant ; un imperceptible sourire jouait aux coins de sa bouche.

Le reste de la maisonnée vaquait à ses occupations quotidiennes : les femmes de chambre s’affairaient frénétiquement à tous les étages. Augusta les supervisait personnellement, car elle recevait des hôtes de marque à dîner, et parce qu’elle n’avait rien d’autre à faire. À dix heures et demie, elle n’arrivait pas à mettre la main sur la petite bonne. La malheureuse avait laissé une traînée visible de poussière sur les cadres des tableaux du palier – la trace grise sur le doigt d’Augusta en témoignait –, et maintenant, elle était introuvable.

Augusta connaissait depuis longtemps la cachette favorite des domestiques fainéants, entre le garde-manger et l’office, et ce fut là qu’elle dirigea ses pas. Si la gamine traînait avec les grooms ou les valets, elle lui passerait un savon qu’elle ne serait pas près d’oublier.

À la porte du garde-manger, elle s’arrêta : il y avait quelqu’un dans la petite pièce. Elle entendit un murmure, mais sans distinguer les paroles – elle n’aurait même pas su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme – puis le bruissement… de la soie sur une servante ?

Elle entrouvrit la porte sans bruit et vit les bras d’un habit noir autour d’un corsage en taffetas, et, au-dessus d’une épaule gracile, les yeux veloutés, le visage sensuel de Max, les lèvres sur un cou blanc. Elle reconnut ce cou, ces élégantes torsades de cheveux bruns. C’était Christina.

Dieu merci, ils ne l’avaient pas vue ! En cet instant, elle eût été incapable de regarder quelqu’un en face. Son sang se glaça ; son cœur cognait douloureusement dans sa poitrine. Elle recula. Sa fille, gloussant dans les bras d’un valet ! L’horreur paralysait son cerveau d’ordinaire agile. Le temps parut se figer avant qu’elle pût même commencer à songer aux mesures à prendre pour anéantir une monstruosité pareille, l’effacer à jamais. Cela demandait des efforts, de l’habileté, mais il fallait le faire. Sinon, Christina était perdue ! Quel homme de qualité, sain d’esprit, l’épouserait si cela venait à se savoir ?